Discriminations Racisme
En introduction à la séance du séminaire Communisme du 3 mai 2014, Gérard Bras développe l'idée que le "peuple" est « une multitude d'individus configurés d'une certaine manière par un discours qui s'énonce au nom du peuple. Parler au nom du peuple, c'est produire un peuple, un certain peuple, un type de peuple. Il y en a donc plusieurs, et, comme le dit Rancière, il y a toujours un peuple contre un autre. » A relire dans le contexte actuel. (Toutes les interventions figurent dans le cahier des actes Altercommunisme n°11).
Gérard Bras1
Je vous remercie pour cette invitation. Ce n'est pas seulement par politesse. Actuellement, tous ceux qui travaillent dans le champ de la philosophie politique sont frappés d'un écart, d'un divorce entre le champ de la réflexion théorique et le champ des pratiques politiques. J'ai donc répondu à cette invitation pour cette raison et je dis mon intérêt à venir parler pour éprouver des hypothèses, essayer de répondre à des objections, et donc éventuellement modifier mon propos.
Le fond de mon propos tient au fait que la notion de peuple a toujours été une notion confuse, y compris - même si un tout petit peu moins - dans le grec demos ou le latin populus (l'avantage du grec et du latin sur le français, c'est que ce qui est traduit par "peuple" en français correspond à plusieurs termes différents en grec ou en latin). On a toujours au moins une confusion entre une dimension péjorative (être du demos pour un grec, c'est d'abord une insulte, et c'est aussi le cas en latin quoiqu'un peu moins marqué) et une dimension - après retournement - positive, celle d'être la communauté des citoyens libres. Notion confuse et, restons sur notre actualité, notion dévaluée. On peut pointer très rapidement trois données sur les 25 dernières années, pour avoir en tête les difficultés que cette notion enveloppe. Pour l'instant je dis délibérément "notion" et pas "concept" : je ne sais pas encore si "peuple" est un concept ou pas, en tout cas cela demande à être établi.
Premier exemple, première donnée : lors de l'effondrement de la RDA en 89, les manifestations de Dresde se font sous le slogan "Le peuple c'est nous" (ou "C'est nous le peuple", "Nous sommes le peuple", suivant les traductions), sous-entendant clairement que le peuple, ce n'est pas le gouvernement, ou le parti, ou le comité central, ou le secrétaire général. On entend bien sûr aussi la formule de Brecht en 56 après les révoltes de Berlin : « Le parti étant mécontent du peuple, il a changé de peuple. » Mais l'unification de l'Allemagne se fait sous un autre mot d'ordre, avec juste un petit déplacement : "Un peuple, un État". Et on a déjà là, rien qu'avec ces deux mots d'ordre, une partie du problème qui est posé : le peuple, est-ce un mode de réunion d'une multitude dominée manifestant sa puissance subversive ? Ou bien, le peuple, est-ce l'unification sous la souveraineté de l'État d'une foule qui, par elle-même, suivant le mot de Hegel, ne sait pas ce qu'elle veut.
On peut reproduire presque les mêmes données avec le retour, après éclipse totale, de la notion de peuple de 1990 à 2012 pratiquement. Rappelons-nous qu'en 2002, dans les élections présidentielles, seul Le Pen utilise le terme de peuple (il fait une assonance avec son nom (Le Pen, le peuple)), aucun autre candidat ne l'utilise. Donc éclipse et retour avec les révolutions arabes. Et là, au fond, il y a une dichotomie proche : le peuple apparait comme puissance collective capable de renverser la tyrannie, mais après la victoire des religieux aux élections, le peuple apparait comme la masse ignorante capable de confier son sort à ses propres ennemis. Retournement légèrement différent mais même type d'ambivalence.
Troisième indice franco-européen - qui mériterait un débat à soi seul - à travers l'usage du mot "populisme", où l'on peut voir là encore ce type d'ambivalence : le peuple, c'est soit le principe du seul pouvoir politique légitime, la démocratie, soit la foule ignorante, capable de prendre des positions de type xénophobe, raciste, capable de se faire manipuler.
On pourrait de façon plus approfondie montrer qu'à chaque fois que dans le vocabulaire politique on est amené à parler de peuple, c'est toujours au moins avec cette ambivalence là. La notion de peuple a une dimension positive et une dimension négative.
À cette ambivalence s'ajoute une ambigüité de sens du mot peuple. Traditionnellement en philosophie politique, on pointe que le mot peuple a trois sens, voire quatre.
1°) Le peuple, ce peut être ce que les Grecs appelaient l'ethnos, la nation transhistorique, l'unité des habitudes, voire l'unité de langue, de traditions, qui constitue quelque chose comme une culture, une ethnie, équivalemment un peuple. 2°) Peuple peut avoir un sens social, c'est très clairement marqué chez quelqu'un comme Machiavel : le peuple, c'est le contraire des grands, le peuple, c'est l'ensemble de ceux qui ne veulent pas obéir, les grands, c'est l'ensemble de ceux qui veulent commander. C'est la définition la plus claire de la distinction hiérarchique que je connaisse dans toute l'histoire de la philo. Dimension sociale qui implique une domination économique, c'est "la plèbe" des Romains, mais aussi politique (l’obéissance) ou symbolique (pour reprendre le vocabulaire de Bourdieu). 3°) Le sens politique : le peuple, c'est l'ensemble des citoyens libres, l'ensemble des citoyens qui disposent de droits politiques. Quand on dit "peuple", de quoi parle-t-on ? Du peuple ethnoculturel ? du peuple social ? ou du peuple politique ? Je soutiens que les discours politiques entretiennent une confusion permanente entre ces trois sens, et que jamais un de ces sens n'est exclusivement clair au détriment des autres. On pourrait rajouter un quatrième sens - juste pour mémoire - ce que les Grecs appellent le laos (qui va donner laïcité), qui est le peuple du commun, plus ou moins ignorant, qui se distingue des clercs.
De cette double confusion, ambivalence et ambigüité de sens, je tire la conséquence que la question : "qu'est-ce que le peuple ?" n'a aucun sens. À cette question, je ne répondrai jamais. C'est une question pour moi inconsistante, qui ne signifie rien et qui m'amène à poser la thèse que, en soi, le peuple n'existe pas. En soi, il n'y a pas de peuple. Qu'est-ce qu'il y a "en soi" ? Il y a une multitude d'individus, qui se réunissent, qui sont unifiés en peuple selon des modalités et à cause de mécanismes qui peuvent être différents. Mécanismes affectifs et discursifs, mécanismes discursifs qui suscitent des affects par lesquels les individus se reconnaissent ou non comme étant membres du peuple. Le peuple n'existe pas en soi mais il existe en étant institué. Autrement dit, un peuple, c'est toujours une multitude configurée - je reprends le terme de "configuration" à Jacques Rancière -, une multitude d'individus configurés d'une certaine manière par un discours qui s'énonce au nom du peuple. Parler au nom du peuple, c'est produire un peuple, un certain peuple, un type de peuple. Il y en a donc plusieurs, et, comme le dit Rancière, il y a toujours un peuple contre un autre.
Il s’ensuit que le problème qui m'importe, ce sur quoi j'essaye de travailler, c'est de savoir comment se produit cette configuration, quels en sont les mécanismes, d'une ou plusieurs configurations d'une multitude d'individus en "un" peuple, comment se produit l'unification du multiple en un.
Est-ce que l'on peut en déduire, comme le fait Antonio Negri, que le peuple, c'est toujours une unification ou une homogénéisation des individus sous le pouvoir de l'État ? D'une certaine manière oui (c'est cette manière que je vais essayer d'exposer tout de suite), mais d'une autre manière non : personnellement je ne tire pas la conséquence que Negri tire de ses analyses des mécanismes d'unification pour dire qu'il faut abandonner le concept de peuple, le reléguer aux poubelles de l'histoire de l'État pour lui préférer celui de multitude.
Comment se réalise l'unification, voire l'homogénéisation de la multitude d'individus en un peuple ? Pour le comprendre il faut se souvenir que la notion de peuple a toujours, dans le discours politique, au moins trois sens. Mais là n’est pas l’essentiel, même si cela permet de comprendre que les discours politiques qui ont pour effet de configurer un peuple le font toujours en jouant sur cette ambivalence. L’essentiel tient à ce que, comme le dit Rancière, « il y a toujours un peuple contre un autre » : nommer un peuple, tout en parlant en son nom, c’est toujours aussi nommer l’autre peuple contre lequel il se pose. Un peuple n’est posé qu’en étant opposé à un autre. Plus, je soutiens que cette opposition est en réalité double mais qu’elle est dissymétrique : contre un autre peuple, ou contre l’ennemi du peuple d’une part, clairement identifié parce que c’est ce qui lui est étranger ; contre l’autre du peuple, ce qui est censé menacé le peuple en lui-même, de l’intérieur, sans qu’il en ait conscience, ce en quoi il risque de s’aliéner.
Un peuple, par exemple le peuple au sens politique du terme, c'est-à-dire l'ensemble des citoyens, se définit en se distinguant (c'est-à-dire en s'opposant) à d'autres peuples voisins qui sont aux frontières, et qui sont susceptibles de les franchir de temps à autres ou réciproquement, l'histoire l'a montré. C'est-à-dire qu'il se définit en s'opposant à des ennemis qui sont des ennemis réels quand la guerre est déclarée ou potentiels. Tout peuple étranger est un ennemi possible pour un État souverain.
Mais le peuple se définit aussi par une sorte de négation interne qui est occultée, déniée par le discours, qui est l'opposition à ce que j'appelle "son" autre : il s'oppose à "un" autre, celui qui est en face, frontalement là, et il s'oppose à "son" autre, la puissance négative qui peut le dissoudre lui-même. Dans le vocabulaire politique, on dira que le peuple, ce n'est pas la foule, ce n'est pas la multitude. Avant de se constituer en peuple, il était foule ou multitude, mais cette foule ou multitude qu'il était est présentée comme un danger qu'il risque toujours de redevenir. Un peuple est sous la crainte, sous le danger de devenir son autre, de devenir l'effet de son autodissolution. Et c'est vrai pour chacun des trois sens du mot peuple. Le populus, c'est-à-dire l'ensemble des citoyens peut redevenir la foule ; la plèbe s'oppose à son ennemi frontal, les grands, les bourgeois, mais peut devenir populace ou ce que Marx appelait lumpen ; de la même manière le peuple ethnique, culturel s'oppose aux barbares, mais peut se dissoudre hors de la civilité ou de l’urbanité, c'est-à-dire sauvage.
Donc on a à chaque niveau, pour chacun des trois sens du mot "peuple" - pour le laos c'est pareil, il s'oppose aux clercs mais peut devenir hérétique - un jeu de double opposition. Ce qui fait que la notion de peuple ne peut s'entendre que dans une structure qui enveloppe 9 termes, ou 12 si on rajoute le laos. Et le discours qui va parler au nom du peuple, ou tenter d'évoquer ce qu'est un peuple, fait glisser toujours un sens par rapport à un autre, en présentant une menace glissant de l'une à l'autre.
Il y a des opérateurs de glissement.2 J'ai écrit un petit papier sur les Rroms3 parce que c'est fascinant de voir comment ils font peur à la gauche comme à la droite, il y a une sorte de fantôme là qui revient, pourquoi ? Parce que le nomade ou le migrant est justement ce qui peut faire passer de la multitude à la populace, de la populace au sauvage, c'est ce qui apparaît comme risque d'introduire le trouble dans l'identité. Ce n'est pas tout à fait la même chose qu'un bouc émissaire, c'est ce qui peut troubler l'identité imaginaire d'un peuple. Dans tout discours sur "peuple", j'essaye de repérer justement comment, par des jeux de synonymie, de renvois imaginaires, on s'adresse à un peuple en parlant au nom du peuple et en brandissant des ennemis clairs, nommés, et en introduisant la crainte d'un retour à un état de déliquescence, de désunion, d'autodissolution du peuple, en jouant toujours au moins sur deux claviers (plus rarement sur trois). Par exemple en jouant sur le politique et l'ethnique (c'est l'objet des discours sur l'identité nationale) ; ou sur le politique et le social (ce sera plutôt une manière de constituer politiquement le peuple sous direction d’un parti ou d’un syndicat de gauche) ; ou le politique et l'ethnoculturel (qui sera plutôt une manière de constituer le peuple à droite). Mais toujours en faisant apparaitre le risque de la dissolution interne, c'est cela qui m'importe au premier point. Or, c’est le procédé par excellence qui vise à homogénéiser un peuple, à le rendre "un" sous l’autorité institutionnelle qui parle en son nom et qui vise à le constituer sous une identité apparaissant comme claire, qui vise donc à pourchasser en son sein "les ennemis du peuple", ou les "traîtres". C’est cette notion qui, je crois, a un effet de soumission. Si l’on en restait là, il faudrait donner raison à Negri dans son rejet politique du terme.
Il résulte donc de ce qui précède que le peuple n'est pas une donnée empirique, constatable, qu'il est le résultat d'une institution, qui procède de discours sur et au nom du peuple. Comme le disait Ernesto Laclau (au moins pour que son nom soit entendu alors qu'il vient de décéder il y a un petit mois), un peuple est le résultat d'une construction politique précaire et conflictuelle.
Est-ce que cela signifie que la notion de peuple doit être réduite à l'idée d'un groupe homogène sous autorité de l'État ? Je caricature à peine la position de Negri en disant cela. Personnellement ma réponse est négative, et j'emprunte pour une part à Rancière les arguments d'une réponse négative. "Peuple", c'est aussi un terme qui peut subjectiver du dissensus et non pas seulement réaliser du consensus. C'est un terme dissensuel, conflictuel, un terme qui peut engager la subjectivation d'un collectif, au nom de l'égalité, pour mettre en cause les règles de distribution ou de partage en place. Si j'ai parlé des manifestations de Dresde en 89 ou des manifestations en Tunisie ou en Égypte, c'est évidemment pour pouvoir soutenir dans une actualité relativement récente la thèse que j'évoque ici. Dire "Le peuple c'est nous", ou "C'est nous le peuple", c'est précisément prendre une position qui consiste à refuser une thèse qui n'est pas nouvelle, qui remonte au XVIIe siècle, à Hobbes, qui consiste à dire que c'est le représentant du peuple qui constitue l'unité du peuple. Hobbes a une formule radicale : le peuple, c'est le roi (le roi peut être remplacé par pas mal d'autres signifiants plus contemporains qui joueraient le même rôle). D'une certaine façon, Rousseau va la renverser en disant : le roi, c'est le peuple. La subversion de la formule "Le peuple c'est nous" s'entend de deux manières : "peuple" n'est pas réductible aux représentants qui parlent en son nom ; et "peuple" suppose la réunion d'un "nous" et non pas l'énoncé d'un "je veux", la constitution réelle, effective, d'un "nous". Il y a un très bon article de la philosophe américaine Judith Butler dans le livre collectif Qu'est-ce qu'un peuple ? (éd. La Fabrique) : elle analyse justement les événements égyptiens sur ce mode-là, constitution d'un "nous", sous quelles conditions la constitution d'un "nous" est-elle possible et qu'est-ce que c'est effectivement qu'un "nous".
"Peuple" a donc une valeur subversive, aussi, sous conditions qui resteraient à déterminer.
Mais si on en restait là, on se heurterait à une difficulté. En effet, soit on reproduirait en l'inversant le schéma étatique, que j'ai assigné à Hobbes il y a un instant, en conférant dignité de peuple à ce qui chez Hobbes relève de l'indignité de la foule. On n'aurait rien changé au schéma, on l'aurait simplement inversé, et cela ne change rien au problème. De plus, on serait obligé de recourir à l'hypothèse selon laquelle le peuple est aliéné pour expliquer justement qu'il se soumet à l'autorité de l'État, et donc il faudrait un éducateur pour désaliéner le peuple. Il y a là des conséquences à tirer que je laisse en points de suspension pour la discussion éventuelle. Soit on serait amené à soutenir que le peuple "en vérité", que la vérité du peuple n'est que dans la subversion, et qu'en dehors de la subversion il n'y a qu'une police des populations et non pas de peuple.
Je trouve qu'il est assez difficile de soutenir qu'il y "une" vérité du peuple, que le peuple "en vérité", c'est ceci plutôt que cela, et que cela conduit à des débats byzantins impossibles à trancher. Il y a une pluralité de peuples. Personnellement j'essaye de me débarrasser, ce qui n'est pas simple, de l'idée qu'il y a une bonté ou une vérité qui réside quelque part au fond du peuple. Et la voie que j'essaye de trouver, c'est celle par laquelle je me refuse à répondre à la question : "qu'est-ce que le peuple ?" au profit de cet autre : "comment ce qui se nomme peuple est-il, hic et nunc, configuré ?"
Cette difficulté renvoie à une autre, ou à d'autres difficultés encore et qui touche à l'aspect essentiel et je terminerai donc sûrement sur des points de suspension. Quand on parle du peuple, on ne peut pas ne pas parler de la démocratie. On est renvoyé au moins à une difficulté qui touche à l'un des concepts de la démocratie au sens moderne du terme : cette manière de caractériser la démocratie moderne comme ce régime dans lequel le conflit social est possible et reconnu. Il y aurait deux autres manières de caractériser la démocratie dont je ne parlerai pas, par la représentation ou par la participation. Si on se concentre simplement sur ce troisième concept puisque c'est autour de cela que j'ai essayé de réfléchir en parlant d'un peuple institué sous l'État et d'un peuple subversif, le fond de la question est posé par le problème des institutions, et des institutions démocratiques. Qu'est-ce qu'une institution démocratique ? Là encore je n'essaierai pas de répondre mais je mets cela en toile de fond.
Deux voies pour aborder ce difficile problème du rapport entre institutions et peuple. L'une, que l'on pourrait imputer à Antonio Negri, consiste à soutenir que la démocratie ne procède que du conflit entre la multitude et l'État, qu'il n'y a de démocratie que dans et par le conflit. Cette voie risque de nous reconduire à ce que j'évoquais tout à l'heure : la vérité du peuple n'est que dans la subversion. La deuxième, que l'on doit pour une part importante aux travaux d'Étienne Balibar, consiste à faire de la démocratie un concept problématique, et non pas un concept dogmatique ou didactique. Un concept problématique polarisé entre deux termes. Le premier terme non démocratique de la démocratie, ainsi définie, est le conflit poussé à l'extrême, ce que les Grecs appelaient la stasis, c'est-à-dire en gros la guerre civile. Le deuxième pôle de cette démocratie conflictuelle où la démocratie s'éteint aussi est ce que l'on pourrait appeler le pluralisme constitutionnel, expression du vivre ensemble d'intérêts différents voire divergents. Énoncé sous ce terme-là, on n'est plus dans une problématique démocratique, on est dans une problématique libérale. "Vivre ensemble" me parait être un terme typique du libéralisme, que personnellement j'évite absolument d'utiliser parce que c'est de la bonne intention, de la bonne conscience, ou du libéralisme : on a tous des intérêts différents, il faut bien que l'on compose. Mais on n'est plus dans le conflit et on n'est plus dans le démocratique où il s'agit de prendre une position, de dégager une position commune. Balibar soutient que la démocratie est entre ces deux pôles, c'est un champ polarisé par ces deux termes qui sont déjà extérieurs au démocratique. Et donc la question des institutions, c'est effectivement la question posée par la manière avec laquelle il est possible de faire intervenir une puissance collective, peuple, prise entre ces deux termes, pour prendre une décision commune.
Pour terminer rapidement, je pose dogmatiquement trois points :
1°) Il n'y a pas d'essence vraie du peuple. Peuple est le nom d'une multitude unifiée.
2°) "Peuple" est un concept (je pourrai répondre pourquoi dans la discussion) qui peut problématiser une pratique politique sous l'idée de l'égalité, sous condition que le lien du social et du politique soit établi.
3°) "Peuple" porte une charge affective toujours risquée, charge affective qui est justement celle de se réunir sous l'idée d'égalité, risquée par les configurations d'oppositions ; et donc le problème est celui de trouver les moyens de se parer de ce risque...
Il reste à faire apparaitre un usage de la catégorie de "peuple" que je qualifierait d’émancipateur, ou dans le cadre d’une politique d’émancipation, ce dont on trouve un écho par exemple chez Michelet quand il soutient, à la fin de la lettre à E. Quinet, qui sert de préface au Peuple, qu'aux yeux de l’Europe, le peuple français incarne avant tout la Révolution, et que, à ce titre, il a pour ennemi toutes les aristocraties. C’est ce sens que l’on entend, je crois, dans les manifestations de Dresde, Tunis ou du Caire. C’est ce sens qui se dessine aussi entre 1789 et 1793, dont Sophie Wahnich a montré les expressions politiques dans son beau livre La longue patience du peuple. Pour le dire vite, je le caractériserait en disant qu’il nomme une multitude agissant en commun politiquement sous l’exigence d’égalité, ce qui en passe nécessairement, je pense, par la prise en considération de ce que Rancière appelle « la part des sans-part », autrement dit ce qui a pour effet de mettre en question la règle de partage qui distribue une population (et non un peuple) en ses différentes parties. L’un des critères de reconnaissance de cette usage en terme d’émancipation tiendrait donc à ce que la catégorie de "peuple" n’est pas prise alors dans le jeu des différences ou des oppositions, mais se donne plutôt dans l’affirmation à la fois d’un collectif et des singularités qui le composent. Ce qui, soit dit en passant, permet d’éviter la question identitaire et policière de l’appartenance, donc de l’exclusion, puisque le peuple, alors, n’est pensé ni par son ennemi, ni sous le risque de son aliénation. Corollaire : il n’est pas non plus pensé sous la direction qui en assurerait l’unité. Il faut, pour en accepter l’usage, pouvoir admettre 1°) que la détermination de l’être du peuple n’est pas de l’ordre de l’intérêt économique, mais relève de l’exigence politique d’égalité ; 2°) que l’égalité n’est pas sous l’horizon d’une société (enfin) juste qui la réalisera, mais se pratique ici et maintenant ; 3°) que les masses ne sont pas en elles-mêmes aliénées. Autant de questions à réfléchir, à mon sens positivement.
1A notamment publié Les ambiguïtés du peuple, Pleins Feux. NDLR.
3 Publié par la revue Tenons et Mortaises, dans le premier numéro, consacré aux "métèques".