Communisme
Courez voir le film de Raoul Peck, Le Jeune Karl Marx, avant qu’il ait disparu des écrans ! C’est une œuvre exceptionnelle : juste, belle, émouvante. Raoul Peck est un cinéaste confirmé. Haïtien, il a vécu en Afrique et a fait ses études en Amérique et en Allemagne. Il est l’auteur d’une filmographie importante qui compte notamment : I am not your negro, Lumumba, qui a connu un grand succès en Afrique et aux Etats-Unis, ou Sometimes in April, sur le génocide Ruandais. Et il est le président actuel de la FEMIS.
Avec le concours de son coscénariste, Pascal Bonitzer, il vient de signer le premier vrai film consacré à Marx en Occident. À soixante-quatre ans, l’âge auquel Marx est mort, Raoul Peck présente un film capital sur l’auteur du Capital ! Mais il le prend avant que celui-ci s’attaque à la rédaction de son grand œuvre. Dans ses années de formation.
Le jeune Karl Marx porte sur la période 1841-1848. Il met en scène le jeune penseur qui vient de rédiger sa thèse sur la Philosophie du droit de Hegel et qui règle ses comptes philosophiques avec ses contemporains pour essayer de fonder une histoire matérialiste des sociétés. Le film commence avec la fermeture de la Gazette Rhénane par la police prussienne, suite à l’article de Marx sur le droit de ramassage du bois mort que la Diète prétend interdire. Un peu avant la rencontre avec Engels, à Paris où Marx doit s’exiler. Et il s’achève sur la publication du Manifeste du parti communiste, à la veille des révolutions de 1848.
Comme il a cherché à le faire dans ses films précédents, Raoul Peck s’est attaché à montrer « la grande histoire à travers l’histoire personnelle – et vice-versa ». Il le fait avec une grande attention à la vérité historique et intellectuelle. Et aussi avec une grande justesse psychologique. Il nous montre deux jeunes gens passionnés, qui veulent "renverser la table", changer le monde et en finir avec l’oppression, deux "bagarreurs" hors norme. Engels, qui participera les armes à la main aux mouvements révolutionnaires en Allemagne, n’hésite pas à faire le coup de poing. Et Marx ne résiste pas au plaisir de la bagarre théorique. La complémentarité des deux personnages est manifeste et leur rencontre fut décisive. « Vous êtes un génie », dit Engels, à un Marx méfiant et bourru, lors de leur première rencontre chez l’éditeur Ruge. Mais c’est Engels qui fait découvrir à Marx la réalité du prolétariat par son enquête La Situation des classes laborieuses en Angleterre. L’un comme l’autre ne se satisfont pas de l’impuissance pratique des intellectuels radicaux de l’époque, les jeunes hégéliens de gauche. Ils s’occuperont de leur cas dans La Sainte famille (qui devait initialement s’intituler Critique de la critique critique, apparemment sur proposition de Jenny).
De même, tout en reconnaissant des mérites à Proudhon, ils s’en prennent à son goût des formules abstraites, comme « la propriété, c’est le vol ». Il y a une très bonne scène où cet insolent de Marx lui coupe la parole pour lui demander de quelle propriété il veut parler.
On voit aussi Marx et Engels se battre pour dégager le jeune mouvement ouvrier du sentimentalisme prophétique et utopique. On assiste ainsi à leur vive intervention, au Congrès de la Ligue des Justes, pour lui faire changer de devise ; abandonner "Tous les hommes sont frères" pour une formule plus claire et révolutionnaire: "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous." Et se transformer en Ligue des communistes.
Une leçon s’en dégage pour aujourd’hui : la capacité qui fut la leur à se plonger dans les débats de leur temps, pour rassembler non en arrondissant les angles, mais en se battant au contraire, quitte à faire preuve d’une certaine intransigeance, pour imposer le point de vue à leurs yeux le plus juste, le plus efficace. (Le même trait se retrouvera chez Lénine quelques décennies plus tard).
Autre aspect du film : vie intime et vie publique s’entrecroisent. La femme de Marx, Jenny, fille de l’aristocratie qui a déserté sa classe pour vivre dans la gêne et parfois la misère avec Marx, se voit reconnu un rôle de premier plan. De même Mary Burns, la jeune ouvrière irlandaise, chassée de la filature familiale des Engels à Manchester, qui va devenir la compagne de Friedrich. De même apparaît bien le lien d’amitié, et le soutien matériel et moral qu’Engels n’a cessé d’apporter à Marx.
Les auteurs du film réussissent à rendre vivants et tout à fait accessibles des débats théoriques et politiques – qui paraissent d’ordinaire réservés aux spécialistes et qui ont suscité une si abondante littérature, notamment en France, que peu de personnes visitent aujourd’hui. Et ils le font sans didactisme pesant.
Ils nous montrent quatre jeunes gens en révolte contre l’ordre établi, dont l’histoire est susceptible de parler à des jeunes d’aujourd’hui.
Les acteurs, qui viennent du théâtre et qui, comme leurs personnages, passent constamment de l’allemand à l’anglais ou au français, sont remarquables.
Certains trouveront peut-être que l’esthétique du film est classique. Mais c’est celle qui convient au sujet. La forme est en accord avec le fond. À auteurs classiques, esthétique classique. Raoul Peck utilise l’efficacité du cinéma américain qu’il a étudié. Il le fait avec une grande souplesse, un sens affirmé des plans-séquences, une grande aisance d’enchaînement des scènes qui se passent alternativement en Allemagne, en Angleterre, à Paris ou à Bruxelles et cette aisance, cette rapidité du récit témoignent du long travail préparatoire que ce film a dû nécessiter.
L’humour a sa place dans cette histoire, comme il avait sa place dans la vie et les écrits des deux principaux protagonistes. L’émotion aussi, une émotion forte à les voir affronter, avec leurs compagnes, l’adversité d’un monde beaucoup plus puissant qu’eux. Une émotion que peuvent ressentir et partager tous ceux qui pensent toujours que, pour le salut de l’humanité, ce monde doit changer. Et une émotion qui fait la part belle à l’intelligence du spectateur.